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« L’information est trop importante pour la laisser aux seuls journalistes » (Interview 3/3)

Do Investig´Action, 13 de março, 2016


"Quand nous critiquons une guerre des États-Unis ou une politique d’Israël, ils nous traitent de complotistes, déforment nos citations, nous prêtent des amitiés que nous n’avons pas, etc. "

...c’est ce que vous appelez « la stratégie du chaos » ? (7)

On part de l’idée que les États-Unis ne peuvent plus envahir un pays comme ils le faisaient autrefois : trop dangereux, trop impopulaire et trop cher. Ils font donc ce qu’on appelle la « guerre proxy », la guerre par procuration. Autrement dit, ils font se battre les gens entre eux. 

Ils ont tenté cette stratégie au Vietnam, mais elle a échoué… Si le pays a su contrer cette guerre proxy, c’est parce que les Vietnamiens avaient un leadership remarquable, tant du point de vue de la morale et du dévouement que des programmes économiques et sociaux engagés. Le pays a donc été capable de présenter un front large et uni, constitué de bouddhistes, catholiques, petits patrons, anticommunistes… 

Pour en revenir à la stratégie du chaos, elle concrétise ce proverbe africain : « Ce que tu ne peux contrôler, détruis-le. » C’est exactement ce qui a été fait contre la Somalie, l’Irak ou la Libye : ne pouvant contrôler ces pays, on les a rendus inutilisables par d’autres, particulièrement les Chinois. Condoleezza Rice parlait de « chaos constructif ». Le problème survient lorsque ce chaos échappe à ceux qui l’ont mis en place. 

Après les attentats du 13 novembre à Paris, Éric Zemmour a appelé à bombarder Molenbeek, une commune de Bruxelles, où ont habité certains terroristes. C’était du second degré, mais, connaissant le personnage, cela ne révèle-t-il pas plus ?

Derrière le second degré, il y a une manière faiblarde de culpabiliser les jeunes immigrés. Mon bureau est à Molenbeek, commune pauvre, victime du démantèlement des politiques sociales par nos gouvernements depuis une vingtaine d’années. Les jeunes sont jetés à la rue, sans perspective de boulot, avec des contrôles policiers au faciès, de la discrimination dans les écoles… 

Comment voulez-vous qu’ils finissent ? Quand, depuis des années, on considère que l’Arabie saoudite – régime le plus abominable de la planète et la plus grande source de terrorisme avec Israël – est fréquentable parce qu’elle finance nos économies avec l’argent qu’elle vole aux Arabes, quand on l’invite à prêcher ses discours de haine, obscurantistes et fanatiques, comment s’étonner qu’une petite partie de ces jeunes, à Molenbeek mais aussi partout en Europe, tombe dans les griffes de prédicateurs parfaitement organisés et experts dans la manipulation des adolescents ? Comment s’étonner de ça ? 

Il a fallu attendre les attentats pour que nos politiciens prennent une décision. Et quelle décision ? Celle de protéger les citoyens et de déradicaliser les islamistes. Évidemment, personne ne pose les questions des responsabilités : pourquoi ces jeunes sont-ils allés en Syrie, qui les a armés, financés, motivés ? Pourquoi s’allie-t-on avec l’Arabie saoudite et le Qatar, promoteurs de ce terrorisme ? 

Les médias ont également joué un grand rôle dans les révolutions tranquilles, en Tunisie et en Égypte.

Les États-Unis appliquent leur stratégie du coupe-feu. Contrairement à ce que certains prétendent, ils ne sont pas idiots et apprennent de chaque événement. Ils ont modernisé leur politique de contrôle des révoltes populaires, en changeant un peu pour que rien ne change, en donnant l’illusion d’une révolution. Autrefois, ils faisaient porter par la CIA des valises de dollars pour acheter les politiciens, syndicalistes, académiciens, médias, etc. 

Lorsque le pot aux roses a été dévoilé, ils ont recouru à d’autres intermédiaires, plus discrets, comme le National Endowment for Democracy, l’United States Agency for international Development, etc. Ils ont copié la militance populaire d’après mai 1968 qui mobilisait ONG humanitaires, mouvements associatifs solidaires avec le Tiers-Monde, etc., mais à leur manière : en plaçant leurs pions, des cyberactivistes, dans certains pays comme la Tunisie et l’Égypte. Comme l’a remarquablement montré Ahmed Bensaada dans son livre Arabesque$ (8), ces cyberactivistes sont financés et formés pour canaliser la révolte populaire et empêcher que des vraies forces populaires de gauche et anti-impérialistes prennent le pouvoir. C’est une stratégie très intelligente – il faut le reconnaître – et beaucoup moins coûteuse que la solution militaire. 

Le New York Times a traité ce sujet en toute transparence : quand elle était militaire, une intervention était évaluée à 5 milliards de dollars ; lorsqu’elle était prise en main par les pseudo-ONG américaines, elle ne coûtait plus que 400 millions…

Les États-Unis s’en sont rendu compte avec la Yougoslavie : le bombardement de ce pays en 1999 non seulement échouait, mais avait pour effet de ressouder le peuple serbe derrière Milosevic. En soutenant l’organisation Otpor [une structure politique aidée par le National Endowment for Democracy et financée par le milliardaire George Soros, ndlr], qui était un vrai générateur de révoltes, ils ont réussi à faire chuter Milosevic. Otpor a été exporté dans d’autres pays dans le même but. 

Vous avez tout à fait raison de dire « en toute transparence ». Comme nous l’évoquions au début de cet entretien, tout est écrit aux États-Unis. Des documents existent, qui prouvent même que ce qui a été raconté à l’opinion européenne, et notamment française, est bidon. Mais ces informations tout à fait accessibles sont censurées par Le Monde, Libération, TF1, etc.
Lorsqu’un journaliste donne la parole aux méchants, il est immédiatement déclassé, humilié ou banni par ses confrères. Aujourd’hui, dire une vérité revient à choisir le camp du diable.

Nous vivons cette diabolisation, elle est pénible et malhonnête. Elle vient de journalistes de France Inter et d’ailleurs qui savent parfaitement qu’ils mentent et utilisent nos vérités pour nous discréditer. Quand nous critiquons une guerre des États-Unis ou une politique d’Israël, ils nous traitent de complotistes, déforment nos citations, nous prêtent des amitiés que nous n’avons pas, etc. 

Ces journalistes sont dangereux, mais d’autres le sont davantage : ceux qui ne mentent pas, mais refusent de se remettre en question, n’osent pas imaginer que tout ce qu’ils disent est faux, et nous voient comme des concurrents. 

Cette manière de nous discréditer fait aussi partie de la propagande de guerre. Anne Morelli a écrit un livre, Principes élémentaires de propagande de guerre : utilisables en cas de guerre, chaude ou tiède, en se basant sur les mémoires de Lord Ponsonby, diplomate britannique qui a écrit un pamphlet anti-guerre juste après 1918. L’un de ces principes était : « Tous ceux qui ne pensent pas comme nous sont des traîtres. » Ainsi, si vous critiquiez la propagande ou les motivations britanniques, vous deveniez aussitôt un agent du Kaiser. 

Les médias monopolisent l’info et empêchent le débat. Non seulement ils censurent, mais ils diabolisent celui qui parle autrement. Donner la parole aux méchants est l’honneur des vrais journalistes.
Les médias censurent, mais, parfois, surmédiatisent aussi l’événement, un attentat par exemple. Dans quel intérêt ?

Première motivation : il suffit de regarder la cote de popularité de François Hollande avant et après l’attentat de Charlie. Même si l’effet est limité, il est toujours bon à prendre. Deuxième intérêt, la peur. Pourquoi ? Parce qu’elle est un ressort fondamental de la manipulation de l’opinion. Dans son film Bowling for Columbine, Michael Moore explique très bien que, pour attaquer l’Irak, George Bush avait besoin que les Américains aient peur. 

Après le 11-Septembre, les slogans hollywoodiens du genre « Guerre contre la terreur », « Si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous » ont parfaitement fonctionné. Ils ont fait admettre de sévères restrictions des libertés. Flanquer la trouille des Arabes et des musulmans, cela permet de justifier les guerres contre les pays arabes et musulmans, mais aussi autorise le racisme, la discrimination, l’islamophobie et les mesures répressives qui finissent par frapper tout le monde. 

Lorsqu’on promulgue des lois contre le terrorisme, on interdit tout débat avec des gens comme nous. Des syndicalistes et des altermondialistes ont été mis en garde à vue parce qu’ils ont organisé une manifestation contre l’Europe. Quand un pouvoir politique a perdu sa légitimité, quand il mène une politique antipopulaire, quand il est discrédité, semer la trouille est la seule condition de sa survie.
Que peut-on faire pour contrer efficacement les discours des médias dominants ?

Dans de nombreux pays et dans différentes langues, bon nombre de gens font de belles choses sans pour autant disposer de gros moyens. En se fédérant un peu, les médias indépendants pourraient mieux avancer. Il faut réfléchir à grouper les contenus afin de mieux les diffuser. Tout le monde rêve évidemment d’une télé populaire, un JT qui proposerait un autre type d’information. Le problème est que nous affrontons des médias qui ont énormément d’argent, des experts pour rendre pertinents leurs discours, le soutien des multinationales, etc. Mais ils ont un point faible : ils vivent de la publicité. Perdre ne serait-ce que 5 % de leur clientèle serait pour eux une catastrophe économique. 


Il y a 30 ans, les gens cultivaient l’espoir – même vain – d’un avenir meilleur. Aujourd’hui, ils semblent ne plus rien attendre…

L’histoire est constituée de hauts et de bas. Pour accomplir leur révolution et leur libération, nos parents et grands-parents ont dû se battre contre le poids de l’Église, l’absence d’éducation, le colonialisme, la terreur. Tout l’enjeu aujourd’hui est d’inventer une alternative. Je crois à ce mot d’ordre d’un monde meilleur, mais c’est à nous de l’inventer. Il est clair cependant que ce monde meilleur est incompatible avec les multinationales. Tant que celles-ci seront au pouvoir, les gens ne pourront jamais bien vivre, manger, accéder à l’éducation, la santé et la paix. Il est fondamental d’organiser l’économie, la production et la vie sociale autrement, avec de nouvelles relations non plus centrées sur l’argent, mais sur l’échange, la vie sociale et la coopération. 

Ne trouvez-vous pas absurde qu’une partie des gens travaillent comme des fous et n’ont même pas le temps de s’occuper de leurs enfants pendant que l’autre partie prend des antidépresseurs parce qu’elle ne trouve pas de boulot ? ! 

Nous devons tous travailler, mais seulement pour ce qui est utile : échanger, partager, recycler, cesser de gaspiller et de consommer ce qui ne sert à rien. Je ne critique pas le progrès, mais c’est à nous, citoyens, de redéfinir la façon dont nous voulons vivre et dans quel monde nous voulons que nos enfants vivent. 

Ce qui me paraît très positif est que beaucoup de gens n’acceptent plus ce qu’on veut leur imposer et inventent d’autres modes de vie et de pensée. Pour le moment, cela se fait localement et à petite échelle : des potagers partagés, des liens avec les fermiers, une solidarité directe entre le producteur et le consommateur, des initiatives citoyennes vers la Palestine qui poussent à plus de démocratie et de justice. Je n’ai pas de réponse miracle, mais je me concentre sur mon travail, c’est-à-dire l’info : nous avons une réflexion à mener sur la stratégie à conduire pour alerter les couches les plus larges de la population sur les médiamensonges et les rendre surtout actives dans la contre-information. C’est ainsi qu’on réussira à relancer les grandes luttes de libération et à redonner espoir. 

Connaissez-vous l’histoire du colibri ? Il y a un incendie dans une forêt. Tous les animaux sont terrifiés, mais ce petit oiseau insignifiant continue de balancer des gouttes d’eau dans le feu. « Mais à quoi ça sert ? » lui demande-t-on. Et l’oiseau répond : « Je fais ma part. » 

C’est exactement cela : chacun doit faire sa part. 

Notes :

(7) La stratégie du chaos : impérialisme et islam, de Grégoire Lalieu et Michel Collon.

(8) Arabesque$. Enquête sur le rôle des États-Unis dans les révoltes arabes, d’Ahmed Bensaada. 

Source : Interview parue dans le dossier "Les Faussaires de l’info", extrait de la revue Afrique Asie, mars 2016

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